Tête à tête
"Grande Greluche?"
C'est moi.
J'essaye de détendre un peu mon cou et mes cervicales pour éviter que ma voix ne tremblotte, je déplie mes jambes et mes genoux craquent lamentablement. J'ai l'impression de marcher comme une somnambule un lendemain de cuite, mais déjà, la porte se referme derrière moi.
Une salle de classe vide, d'une banalité à pleurer, un peu délabrée au niveau du plafond... Les sièges de la salle sont repliés comme des fauteuils de cinéma, sauf un, au centre du premier rang, qui est resté ouvert, d'une rigidité sévère. Comme une automate, j'y installe mes fesses, faisant face à deux petites dames d'une quarantaine d'années qui me toisent. Je lis dans leur yeux une sorte de très légère appréhension, et voir que le stress n'est pas à sens unique me détend subitement. Leurs doigts sont croisés devant mon dossier. Je baisse les yeux et tombe nez à nez avec ma photo, celle que j'y ai soigneusement collé quelques semaines plus tôt. La voix du photomaton refusant ma bouille souriante résonne à mon oreille, puis, comme surgie de nulle part, j'entends distinctement ma mère
"On dirait toujours que tu vas nous bouffer sur tes photos"
J'esquisse un sourire. Mon jury semble tout à coup un peu plus nerveux.
"Alors mademoiselle, qu'est-ce qui vous a poussé à postuler pour cette licence, vous êtes encore bien jeune - vous n'avez même pas vingt ans - et êtes seulement titulaire d'une licence de niveau bac+3...
-Bac+2.
-Pardon?
-Je n'ai pas encore ma licence...J'ai le niveau minimum requis pour postuler. - Je me penche très légèrement en avant comme pour les mettre dans la confidence, alors même qu'elles semblent déroutées par la révélation inattendue - Mes ambitions s'affinent, mes envies s'affirment, ma licence d'Arts du spectacle était une ébauche de parcours, je veux maintenant quelque chose de plus concret, qui me permette de me professionnaliser pour de bon."
Le jeu commence.
Ma seule faiblesse se produira en milieu d'entretien, un léger balbutiement, que je contrôlerai maladroitement d'un "excusez-moi, je suis un peu stressée...". Elles comprennent, bien sûr, détendez-vous mademoiselle, ce n'est pas un examen.
Lorsque je sors, seulement un quart d'heure plus tard, je me rends compte qu'on n'a absolument pas cherché à tester mes connaissances et ma culture générale...est-ce de bonne augure?
Je décide que non, et me fais à l'idée que je ne suis pas prise. Pour éviter la déception. Je mets rapidement ma famille au même diapason, et rejoins mon Grizzly préféré pour profiter du soleil parisien qui nous chatouille jusqu'à la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise.
Le lendemain matin, on retourne à Poitiers très tôt, pour déménager mon placard. La Matrice nous rejoint comme prévu, me bisouille et me tend son portable.
"Allez, appelle-les".
La corvée me paraît aussi lourde qu'un fardeau de trois tonnes faisant ployer mes épaules en vacances.
Bon, ok.
"Allo, bonjour j'ai postulé pour la licence d'écrivain public et je voudrais connaître les résultats... ...oui... Grande Greluche.."
Le voix de la secrétaire me semble d'une froideur incomparable, comme blasée de sa tâche depuis des lustres.
"Félicitation, vous êtes en liste principale, vous recevrez bientôt le dossier d'inscription" anônne-t-elle avec la voix de quelqu'un qui vient encore de perdre au loto.
Ah, euh merci, au revoir.
Je regarde la Matrice. "Euh. J'suis prise."
Elle se met à sautiller aussi promptement qu'à l'annonce de mon permis, et je réalise alors que c'est une bonne nouvelle.
...
...
Chouette alors, j'vais être parisienne pendant au moins un an!