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Grande Greluche
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12 mars 2009

Mamie Bu

Jadis sur Terre, il y a si longtemps que personne n'en a le souvenir, le monde était blanc. D'un blanc seulement modelé par des nuances de gris-bleu, laiteux, et si paisible que chaque être y évoluait avec ravissement, dans un étourdissement permanent. La vie suivait son cours monotone avec une infinie douceur, familière et rassurante. On ne saurait dire si cette torpeur générale était le signe d'esprits hébétés, ou bien simplement d'un bonheur sans tache, mais personne alors ne se posait la question. La vie était là, d'une pâleur lumineuse, et les hommes, la faune, la flore se fondaient en un paysage de formes semblables, en une fratrie blême, universelle.

 

Or, bordant certains des chemins blancs qui sillonnaient la planète, il y avait un confortable ourlet d'herbe blanche, épais et régulier. C'était là le trône de fortune d'une très vieille dame, qui aimait s'y jucher pour balader distraitement ses yeux fatigués sur le monde. De longues rides creusaient ses joues et son front, et ses pupilles claires, légèrement voilées, poursuivaient aimablement les passants. Elle s'appliquait à respirer profondément, et faisait volontiers craquer les articulations des ses mains infiniment longues. Elle tapotait ses orteils nus sur le sol moelleux, ignorant le vent qui tentait de glacer cette peau insensible. Elle partait souvent d'un grand rire légèrement chevrotant en remarquant un détail cocasse de ce spectacle perpétuel, sans que personne d'autre n'en saisisse la drôlerie. Son rire cependant, faisait frémir les silhouettes blanches d'un sourire partagé, et c'était suffisant. Parfois, un papillon blanc se posait sur son visage sans qu'elle s'en aperçoive, et lorsqu'il s'envolait, un peu de poudre d'ailes pâlissait le nez plissé. Mamie Bu était, en vérité la plus vieille dame du monde.

Un jour, un bambin aux yeux ronds qui la dévisageait avec crainte depuis un long moment, osa subitement s'approcher d'elle et lui souffler : « Quand est-ce que tu meurs? ».

Mamie Bu fut si surprise par la question qu'elle tomba à la renverse dans le fossé. Ses pieds battirent l'air un instant, puis elle parvint à se redresser. L'enfant était parti, effrayé, mais sa question était toujours là, sifflant en l'air comme un moustique importun. La très, très, très vieille dame soupira. Elle jeta un dernier regard attendri sur les passants qui marchaient, parlaient, vivaient avec entrain, puis elle se leva avec résignation. Il était temps pour elle de trouver un endroit où mourir convenablement.

 

Mamie Bu n'avait pas quitté son talus depuis si longtemps qu'elle fut réellement médusée negatifde constater que le reste du paysage était tout aussi blanc. Elle avança aussi vite que ses genoux tremblants le lui permettaient, traversant des villages, des forêts, des plaines, croisant des gens à la bouille blanche, des animaux qui gambadaient distraitement sur leurs pattes blanches, des fleurs aux longs pétales blancs... Sa vue se brouilla quelque peu, et prise d'un vertige, elle s'accorda un instant pour regarder les choses de plus près. À cet instant, Mamie Bu se rendit compte avec effarement qu'elle avait tout l'embarras du monde à les distinguer les unes des autres, chose qu'elle n'avait jamais ressentit aussi fort qu'à présent. Sa vue défaillante y était à l'évidence pour quelque chose, mais l'aïeule décontenancée sut qu'elle ne pourrait se résoudre à périr paisiblement sur cette Terre. De toute évidence, ce décor nébuleux avalerait sa dépouille avec indifférence, en une misérable bouchée, la réduisant à une ombre usée. Elle s'y refusait catégoriquement, tout son corps frémissant à cette idée qu'elle rejeta en bloc, soudain affolée.

Pour la première fois, une âme sur Terre se sentait bouleversée. Tombant à terre sous le poids de l'épuisement, Mamie Bu implora le ciel d'entendre sa détresse.

 

La grand-mère était si vive et légère qu'elle sut immédiatement qu'elle rêvait. Devant elle, une petite fille à la mine boudeuse construisait un énorme bonhomme de neige. Des flocons gros comme des Chamallows tombaient du ciel en cascade. L'enfant en saisit une poignée et la goûta avec délice. «  J'aime la neige » confessa-t-elle.

Mamie Bu sourit.

« Tu semble heureuse, continua la petite, pourquoi cette détresse soudaine? Ne devrais-tu pas finir ta vie paisiblement, puisqu' ainsi va le monde depuis toujours?

-Le monde est blanc.

-Oui. J'aime la neige. La blancheur du monde a le goût de la neige.

-Je ne peux supporter plus longtemps ce flou permanent. Rien n'est unique. Mes yeux ont besoin de saisir la différence de chaque chose pour la comprendre, pour l'apprécier. J'ai l'impression d'être piégée dans un profond sommeil. Il me semble aujourd'hui que la réalité nous échappe, que cette unicité est trop...parfaite. Et je veux que l'on se souvienne de moi, le temps d'une journée. Je ne veux pas mourir floue. »

La gamine fit une moue capricieuse, et Mamie Bu craignit un instant d'avoir offensé Dieu. Elle ajouta:

« J'aime la différence autant que vous aimez la neige. »

Et cet aveu était si sincère que Dieu se détendit un peu. La petite fille lissa ses cheveux pâles. Puis elle arracha deux d'entre eux, les tortilla soigneusement entre ses mains potelées. Ils se raidirent, se raidirent encore, et s'épaissirent, s'épaissirent encore et encore. La petite nymphette céda alors:

« Voici des aiguilles à tricoter. Toutes les grand-mères aiment tricoter. »

Mamie Bu saisit sans comprendre les aiguilles, mais aucune explication ne lui fut donnée, car elle s'éveilla.

 

Son corps engourdi la rappela à l'ordre des choses: c'était une vieille dame, dans un monde uniforme, ou rien n'était singulier. Mais elle avait vécu ainsi de si longues années... N'y avait-il pas autre chose, à l'horizon? Et après l'horizon? Elle se releva avec détermination, et reprit sa longue marche. Tout en progressant à grandes enjambées, Mamie Bu tenta de se remémorer le cours de son existence. Cette entreprise lui parut aussi ardue que son périple, et son souffle court s'accordait avec son esprit qui semblait obstinément fermé. Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à tisser le fil de son histoire. Seuls de vagues souvenirs, plutôt des intuitions, peut-être même juste des rêves, s'accrochaient à sa mémoire. Elle se sentait araignée, prise à sa propre toile. Un éclat de voix suraigu, la lointaine saveur d'un fruit acide, la douceur d'une flânerie au soleil, le goût de la pluie... Mais tout, aussi loin qu'elle puisse s'en souvenir, tout était si blanc, si monotone... Mamie Bu avait la sensation d'avoir toujours été vieille. Et, tandis qu'elle avait cette étrange pensée, elle atteignit le sommet de la Terre. Un sommet blanc de neige, cette fois. Il y avait là, au beau milieu de ce paysage vide, un arbre au tronc creux, titanesque. Cette vision incongrue amusa beaucoup Mamie Bu.

« Peut-être que je ne mourrais jamais, lui confia-t-elle à voix haute. Et si je dois vivre éternellement, c'est ici. »

Elle se nicha dans l'arbre, et il était chaud. Elle paraissait minuscule à l'intérieur du colosse à la peau rude. En appuyant sa jambe frêle sur l'écorce vigoureuse, quelque chose lui égratigna la peau. Elle fouilla dans les pans de sa jupe épaisse, et trouva là les deux aiguilles que la gamine boudeuse – Dieu, s'il devait exister, n'était bel et bien qu'une gosse sincèrement éprise de la neige – lui avait offertes en rêve.

« Toutes les grands-mères aiment tricoter » avait-elle dit, et la vieille dame trouvait cela bien prétentieux, même de la part du Créateur. Mamie Bu refusait d'être comme « toutes les grands-mères », pas plus que d'être comme « tout le monde ». Mamie Bu serait unique, puisqu'elle se l'était promis, et elle ne laisserait personne décider à sa place. Qui était cette enfant assez orgueilleuse pour prétendre lui extorquer son libre-arbitre?

Et tandis qu'elle avait cette réflexion, Mamie Bu se trouva si irritée que ses longues mains aux doigts nerveux se prirent machinalement au jeu du tricot.

« Suis-je réellement si exigeante, si capricieuse? En quoi donc est-ce un caprice de vouloir saisir les particularités du monde qui me porte? »

À défaut de fil de laine tissée, ils tricotèrent un peu de bois et de sève qui dépassaient de l'arbre en filaments rugueux, mêlés à de la neige. Ils tricotèrent aussi quelques rayons de soleil pâles pris dans les aiguilles en mouvement.

« Vraiment, ce Dieu exagère, quel égoïsme de ne laisser place qu'à une vision si étriquée de la vie...! »

Ils tricotèrent une feuille tombée, les gouttes d'une pluie éphémère, une touffe de poils d'un ours curieux qui le regretta un peu, le glouglou ruisselant d'une source proche.

« La perfection... L'ennui est-il vraiment si parfait? J'en doute fort à présent! »

Ils tricotèrent même l'odeur d'une fleur semée par un vent capricieux, quelques bribes de ce même vent, des filaments de nuages, et un éclair pourtant vite passé.

« Pourquoi naître s'il n'existe qu'une vie, toute tracée, qui se répète inlassablement pour chaque personne? »

Ils tricotèrent aussi un pan de la jupe qui s'était emmêlé dans le tout. Soudain, l'une des aiguilles écorcha la peau fine, et du sang perla. Du sang... Mamie Bu resta interdite quelques secondes, contemplant la trouvaille. Aussi inimaginable que ce fût, ça n'était pas blanc. La couleur lui piqua même un peu les yeux, à moins que ce ne fût l'émotion brutale d'une telle vision. La goutte fragile grossit un peu et dévala la peau pâle pour tâcher merveilleusement l'ouvrage enchevêtré. Et des mailles nerveuses, naquirent alors de fragiles coquelicots, d'un rouge incandescent. Qui, portés par le vent, semèrent leurs semblables sur Terre. Saisie d'une joie intense, Mamie Bu tricota avec avidité, et sa jubilation soudaine teinta de jaune clair des jonquilles. Mêlés à la sombre teinte de l'écorce prise dans ses aiguilles, des fragments de coquelicots tout juste créés donnèrent naissance à des bleuets.

Au fil des jours, puis des mois et des années qui suivirent, le monde se couvrit de teintes animées, sous l'oeil médusé des êtres blancs. Les couleurs, contaminant le paysage de leurs nuances, s'inscrirent vite sur les joues des gens, sur les fourrures et les plumes des bêtes... Et vivaient plus librement que jamais dans le coeur de Mamie Bu, où elles n'avaient jamais cessé d'être. snow



Aujourd'hui encore, l'on chuchote que les voyageurs les plus téméraires - s'ils s'aventurent au sommet du monde - peuvent distinguer parmi les glaciers baignés de brumes un petit bout de paradis chatoyant. Et, tout au milieu, un arbre au tronc énorme dans lequel une minuscule grand-mère tricote avec ravissement toutes les plantes colorées qui dessinent le visage de la Terre.
Un visage qu'une certaine petite fille à l'air espiègle parsème parfois de neige...

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Commentaires
L
Oooh Mamiiiie ooh mamie mamie Buuuu oooh mamie Buuu oh mamie mamiiie ...<br /> *sort* <br /> désolé c'était plus fort que moi.. qui a dit "Sega" ?<br /> <br /> Plus sérieusement, j'aime beaucoup ;)
G
j'aime toujours autant, on sens bien que l'inspiration et le style proviennent tout droit des orteils gelée d'une jolie petite citrouille.
Grande Greluche
  • Ratures froissées des narines, humour antédiluvien d'extra-terrestre chatouilleux des aisselles plantaires, ravioli trop cuit, fourmis en catimini inouï, abracadabrant, démesuré, accidentel, épatant, ahurissant, à tout casser, bizarre, ébouriffant, fou..
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